Citation:Avant l'ouverture du Mondial de l'automobile à la fin du mois, rencontre décoiffante avec le Néerlandais anticonformiste qui signe, avec la Clio IV, les nouvelles lignes de la marque au Losange.
Fin de journée au Technocentre, le bureau d'études de Renault, à Guyancourt, en région parisienne. Le site se vide de sa matière grise ; les ingénieurs et les collaborateurs commencent aux aurores. Le constructeur nous a conviés à découvrir, un mois avant sa révélation, la Clio IV. Va-t-on croiser Laurens van den Acker, bombardé en 2009 patron du design du Losange, ou le retrouver au restaurant où nous devons dîner? La balance penche en faveur de la seconde option. On sait que ce passionné de football a inscrit la rencontre France-Angleterre sur son agenda. Surprise: il passe une tête. Fidèle à lui-même, avec son allure décontractée, son sourire angélique, sa mèche rebelle. Ses sempiternelles baskets aux pieds, devenues un véritable gimmick vestimentaire. En tenue de ville ou de week-end, jamais il n'est chaussé autrement. «Lorsque j'ai pris la responsabilité du design Mazda, j'ai dû m'habiller en costume. En me regardant dans la glace, j'ai pensé que je devenais mon père! C'était déprimant. Il fallait une touche d'originalité pour trancher avec le sérieux de l'uniforme. Les baskets se sont imposées naturellement.»
Un grain de folie qui en a fait ciller plus d'un dans l'univers conformiste de la maison de Billancourt. «Les modèles sont réalisés spécialement d'après mes dessins et sont coordonnés aux réalisations du bureau de style.» Sa collection compte une quarantaine de paires et s'enrichit à chaque présentation d'un nouveau véhicule ou d'un concept car. À l'occasion de l'étude Alpine A 110-50, un modèle Adidas bleu à lacets blancs, bandes vertes et logo Alpine 50 l'a emporté. Cela nous amène à la personnalisation, un pas que le designer semble vouloir faire franchir à Renault. Ouverture de la portière de la Clio. «Imagine, nous allons proposer la planche de bord en rouge, bleu, noir, marron ou ivoire. C'est une première.» Il s'enflamme, pas peu fier d'avoir réussi à imposer ses vues aux directeurs du projet et à la direction. Et le match? Oublié… C'est tout lui. Attitude naturelle d'un fils de bonne famille hollandaise ou héritage américain de ses années Ford, le beau gosse oppose à la morgue et à l'afféterie de certains de ses confrères, disponibilité et affabilité.
«Citoyen du monde»
La voiture tourne sur un podium. Ses yeux la couvent du regard. On l'imaginerait presque imposer la modification d'un détail ou d'un pli de tôle. Pure chimère. À ce stade, la Clio ne peut plus être modifiée. Il hésite, puis va droit au but, sans fard: «Comment la trouves-tu?» Le tutoiement immédiat mâtiné d'humilité. Autres marques de fabrique de ce citoyen du monde. Dans sa tête, il n'y a pas d'autres frontières que celles fixées par la créativité et l'imagination. «J'ai déménagé vingt-six fois», lâche-t-il laconiquement avant de préciser que l'absence de constructeurs aux Pays-Bas légitime le tour du monde engagé avec sa femme, Pieternel, rencontrée sur les bancs de l'université. De quoi donner le tournis à ceux qui rechignent à changer de ville ou de département. Pause. Un regard furtif sur sa montre. Il doit prendre congé. «J'ai un dossier à finaliser. À toute à l'heure», dit-il.
Une heure plus tard, on le retrouve dans un restaurant de l'ouest de Paris, à deux pas de son domicile et du bois de Boulogne où il aime s'évader. Instants privilégiés avec un homme qui écrit une nouvelle page de sa vie. Passionnante forcément. On a envie de savoir comment ce globe-trotteur, compatriote d'Adrian van Hooydonk, son alter ego du groupe BMW, sorti de la même université de design industriel de Delft, a réussi le hold-up du siècle? Laurens van den Acker était certes déjà un nom dans l'univers du design automobile mais pourquoi lui et pas un autre pour prendre les rênes du style Renault? Tout petit déjà, il acquiert de son père architecte le sens de l'esthétisme et développe au gré des nombreux voyages familiaux sa curiosité et son ouverture sur les cultures étrangères, principalement scandinaves. «Après avoir essayé d'imiter mon père pendant quinze jours, j'ai trouvé plus drôle de dessiner des objets mobiles.» La voie est tracée. Ce sera l'automobile.
À 25 ans, master en poche, il part à Turin pour débuter dans un bureau de design indépendant. Ses premiers travaux portent sur l'habitacle de la Bugatti EB 110. Trois ans plus tard, il pose ses valises à Ingolstadt, au style extérieur d'Audi. En Bavière, il croise la route de J Mays, l'un des pontes du design Audi. Le courant passe, une complicité se noue. Lorsque J Mays est nommé vice-président du design de Ford Motor Company, le Néerlandais suit. Adieu les panoramas des montagnes bavaroises, bonjour la grisaille de la cité ouvrière de Detroit, berceau de l'automobile américaine. Ce qui sonne comme une fuite en avant s'avère mûrement réfléchi. Il déroule sa carrière à cent à l'heure et cumule les responsabilités: développement de la plate-forme de la Ford Escape et définition de la stratégie du design de la firme à l'ovale bleu. Lorsque Mazda cherche un designer pour donner un visage à sa signature «zoom-zoom», son nom s'impose. En 2006, à 40 ans, il est à Hiroshima, au Japon. Ce polyglotte qui maîtrise déjà quatre langues - néerlandais, allemand, anglais et italien -, apprend le japonais au rythme de quatre heures de cours par semaine. Toujours cette volonté chevillée au corps de comprendre la culture du pays. Le visage devient grave. «Cette fois, je pensais que c'était bon, que j'allais me poser, pouvoir respirer», lâche-t-il. Avant l'été 2009, son destin bascule. «J'ai reçu un coup de fil d'un chasseur de têtes qui œuvrait pour le compte de Renault.»
«Attendu comme le messie»
La firme de Billancourt est en retard d'une révolution et n'a pas mesuré l'importance du design dans le succès des produits. Il y a urgence. En poste à l'époque, Patrick Le Quément n'a pas démérité mais il est trop souvent pris en étau entre les responsables des projets et le style des derniers modèles s'en ressent. «J'ai sauté dans un avion pour Paris.» Laurens rencontre Patrick Pelata, qui ne s'embarrasse pas de formules et lui demande simplement de dessiner de belles automobiles. «Ce n'est pas tous les jours qu'un constructeur vous donne carte blanche pour créer une nouvelle identité stylistique et repenser entièrement le langage formel de sa gamme. Mais j'avais besoin de sonder que l'on était bien sur la même longueur d'onde», affirme-t-il dans un franglais dont il a le secret et qui le rend si attachant.
Dans son métier, la réussite dépend du degré de complicité avec le décideur. «Lors du dîner, j'ai inversé la logique en bombardant de questions Patrick.» Visiblement, il obtient les garanties qu'il recherche. Dans l'avion qui le ramène au Japon, Laurens sait qu'il va devoir préparer Pieternel à vivre un autre choc culturel. Il est serein. Avec elle et sa fille Raeven, aujourd'hui âgée de 13 ans, ils forment une dream team. Lorsqu'il pose ses valises à Paris mi-2009, avant de se plonger au cœur des arcanes du Losange, Laurens s'imprègne de l'art de vivre à la française en suivant un stage accéléré. Il parfait aussi sa perception de l'histoire Renault. Être attendu comme le messie lui permet d'accélérer sans forcer sa nature. Il va droit au but, imposant ses idées sans se départir d'une certaine rondeur. Si sa méthode reçoit l'assentiment général, c'est qu'il est en permanence dans l'empathie. Très accessible, Laurens consacre la majeure partie de son temps dans l'atelier avec les designers. Chez lui, tout tourne autour de l'humain. Cela tombe bien. D'après son analyse, les valeurs de Renault sont avant tout humaines.
«Chef d'orchestre»
Pour donner corps à ses certitudes, il embarque l'entreprise dans une histoire d'amour résumée autour des six pétales d'une marguerite de la vie qu'il effeuille au gré des salons: la naissance de l'amour, l'exploration, la famille, le travail, les loisirs et la sagesse. «J'ai découvert des voitures un peu trop intellectuelles. Il fallait mettre plus de tripes.» Durant la première année, il consacre son énergie à faire adhérer l'entreprise à son projet. Un parcours semé d'embûches! «Les Français fonctionnent vraiment à l'affect.» Sous sa direction, il décloisonne les studios structurés autour des gammes de produits. C'est à cette condition que le style des nouvelles Renault va dégager la cohérence qui lui faisait défaut jusqu'ici.
Devenu ce qu'il appelle un directeur d'art, Laurens ne dessine plus depuis belle lurette, se focalisant sur la transition entre un croquis et une forme 3D. «Je suis un chef d'orchestre», dit-il. À la tête de cinq cents «musiciens», répartis sur cinq sites: le Technocentre, Sao Paulo au Brésil, Mumbai en Inde, Bucarest en Roumanie et Séoul en Corée du Sud. Mais l'essentiel se situe ailleurs. «Mon job consiste à définir une stratégie de design pertinente pour les trois marques, Renault, Dacia et RSM (Renault Samsung Motors), l'expliquer en interne, créer des ponts entre l'ingénierie et le planning et respecter les délais et le budget pour chacun des projets.»
Sensuelles, chaleureuses et simples, les prochaines Renault vont plaire. Il y croit dur comme fer. Et pour donner la direction à suivre, il ouvre son équipe au monde qui l'entoure. À commencer par les constructeurs allemands. Ce qui ne coulait pas de source. Il emmène ses collaborateurs visiter les musées BMW, Mercedes et Porsche mais également les principaux salons de mobilier et de design pour s'imprégner des tendances à venir. L'heure avance.
Il ne parle plus qu'en anglais. Ses yeux clignotent. «Excuse-moi. Je suis rentré ce matin du Grand Prix du Canada et j'ai enchaîné une journée de travail.» Pour suivre ses amis de Renault Sport F1, il serait capable de faire le tour du monde. On comprend mieux que son passeport soit l'un des objets auxquels il est le plus attaché.