L'affaire
Citation:INTERVIEW - Deux mois après la mise à pied, puis le licenciement de trois cadres supérieurs soupçonnés d'espionnage industriel, le n°2 de Renault sort de son silence dans un entretien exclusif au Figaro.
LE FIGARO. - L'affaire pourrait arriver prochainement à son terme, quelle en a été la genèse ?
Patrick PÉLATA. - Comme vous le savez, nous avons reçu une lettre de dénonciation en août dernier adressée à quatre personnes et qui m'a été ensuite transmise parce qu'elle concernait un des membres du comité de direction. À l'issue d'une enquête de trois mois, trois comptes ont été trouvés. Un premier ouvert en mars 2009, en Suisse, avec de l'argent provenant d'un cabinet d'audit chypriote. Un deuxième ouvert en février 2010, au Liechtenstein, alimenté par un cabinet du même pays. Ce compte en alimentait tous les mois un troisième, en Suisse, via une société suisse. Une dizaine de personnes ont été impliquées en interne dans le suivi de cette affaire. Devant les recoupements réalisés, nous avons pris la décision d'arrêter l'enquête fin décembre.
Quelles ont été les conclusions de cette enquête ?
Nous étions particulièrement inquiets pour la centaine de brevets en cours de validation. Mais l'accès à ces informations étant crypté, nous avons acquis la conviction qu'elles avaient été protégées. En revanche, les données concernant le modèle économique du véhicule électrique étaient à la portée de deux d'entre eux. L'un des trois cadres y avait un accès quotidien.
Mais avez-vous la preuve que des informations ont quitté l'entreprise ?
Notre enquête a révélé des comptes. Étant données les positions stratégiques de ces trois cadres, nous nous sommes dits que toute la stratégie économique, industrielle et technologique du véhicule électrique pouvait être visée.
Quelle décision avez-vous prise ?
Le 3 janvier, nous avons convoqué les trois cadres suspectés pour une mise à pied conservatoire dans le respect du Code du Travail. Ils ont quitté immédiatement l'entreprise, puis ont eu leur entretien de licenciement le 11.
Vous avez évoqué une filière organisée internationale…
Nous étions face à un schéma de flux financiers extrêmement complexe.
Pourquoi ne pas avoir fait appel à la DCRI pour réaliser cette enquête ?
Nous avons commis une erreur en n' impliquant pas la DCRI plus tôt.
Comment avez-vous collaboré avec les enquêteurs après que l'affaire a fuité dans la presse, le 4 janvier ?
Le 6 janvier, nous avons transmis le dossier à la DCRI. Nous leur avons transmis les numéros de compte. À l'époque, Le Président a demandé la direction a demandé à toutes les parties prenantes de collaborer avec la Police.
Et depuis ?
Après trois semaines de crise médiatique, nous avons demandé au Président de s'exprimer publiquement pour protéger Renault et soutenir le management.
Qu'en est-il de l'enquête aujourd'hui ?
Un certain nombre d'éléments nous amènent à douter.
Qu'en concluez-vous ?
Deux hypothèses. Soit nous sommes face à une affaire d'espionnage et un cadre de la direction de la sécurité protège sa source envers et contre tout. Soit Renault est victime d'une manipulation, dont on ignore la nature mais qui pourrait prendre la forme d'une escroquerie. Dans cette hypothèse, si tous les doutes sont levés, nous proposerons la réintégration des trois cadres et, dans tous les cas, Renault sera très attentif à réparer toute injustice. Dans les deux hypothèses, l'entreprise est victime. Si c'est une manipulation, elle est importante au regard de la complexité des schémas mis au jour qui nécessite une bonne connaissance du fonctionnement interne de notre société…
Est ce que votre enquête interne a été faite de manière légale ?
Oui, du point de vue de la législation française. Faire appel à une officine est une pratique assez courante dans ce genre d'affaires et Renault n'est pas seule à le faire.
Que faire pour qu'une telle affaire ne se renouvelle pas ?
On a décidé de repasser toutes nos procédures au peigne fin. Nous avons déclenché un audit interne sur le fonctionnement de tout notre système de sécurité. Nous allons tâcher de déterminer si le service de sécurité est rattaché à la bonne direction, s'il y a des failles dans le fonctionnement des systèmes de protection des systèmes de données et nous allons aussi revoir le processus d'enquête interne déclenché quand nous recevons une lettre de dénonciation ainsi que les modalités de fonctionnement de notre comité de déontologie. Par ailleurs, un travail d'échange de bonnes pratiques et de «benchmarking» est mené avec Michelin, EADS, le CEA ou encore Arcelor-Mittal. Nous aurons les résultats dans quelques semaines.
Dans quel état d'esprit êtes-vous alors que la polémique enfle ?
Nous avons particulièrement à cœur à ce que cette affaire débouche sur la vérité. Quand l'enquête sera terminée, nous en tirerons toutes les conséquences jusqu'au niveau le plus haut de l'entreprise, c'est-à-dire jusqu'à moi. Carlos Ghosn, Président de Renault et Nissan, décidera et s'exprimera lorsque l'enquête sera définitivement close et que le procureur en aura donné toutes les conclusions.
Citation:
Jusqu'où va aller l'extravagante affaire d'espionnage industriel qui empoisonne chaque jour davantage Renault? Au lendemain du témoignage de Patrick Pélata qui a reconnu pour la première fois dans Le Figaro «un certain nombre d'éléments nous amènent à douter» et a évoqué l'hypothèse d'une «manipulation» avant de mettre son poste de directeur général délégué sur la sellette, les réactions n'ont guère tardé. Elles ont surtout entériné ce qui ressemble à un sacrifice programmé. Vendredi matin, Christine Lagarde a ainsi considéré que le numéro 2 de l'entreprise «a eu la dignité d'indiquer qu'il s'était peut-être trompé, et que s'il était avéré qu'il s'était trompé, il en tirerait toutes les conséquences». «Je trouve que c'est digne» de la part de Patrick Pélata, a ajouté la ministre de l'Économie en réclamant que «l'on arrive à la vérité, qu'on y arrive rapidement, que si les soupçons étaient infondés, justice soit rendue, confiance soit restaurée et réparation soit payée».
Sur le même registre, son homologue à l'Industrie, Éric Besson, a confirmé que des problèmes de management seraient posés «si c'est l'hypothèse de la manipulation qui domine à la fin». Avant de rajouter: «J'ai noté d'ailleurs que M. Pélata, très dignement et très logiquement, a déjà averti qu'il en tirerait les conclusions pour lui-même.» Enfin, l'Élysée ne cache guère son irritation. «Cette affaire, mauvaise pour l'image de l'entreprise, n'est pas la preuve d'un grand professionnalisme», a asséné un collaborateur de Nicolas Sarkozy.
• La direction de la sécurité du groupe n'aurait-elle pas dérapé en usant de méthodes de barbouzes?
L'enquête interne, légale «du point de la législation française», comme l'a prétendu Patrick Pélata, a été menée par un attelage assez baroque composé de Rémi Pagnie, ancien de la DGSE, de Marc Tixador, ex de la PJ de Versailles, et de Dominique Gevrey, transfuge de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) volontiers décrit comme un «personnage central» de cette histoire. Comme dans un mauvais roman d'espionnage, une somme de 100.000 euros a transité en cinq versements à l'automne dernier à Madrid via Michel L., ancien parachutiste devenu enquêteur privé.
Acceptant de jouer le «facturier pour la défense des intérêts français», il n'est qu'un simple «court-circuit» servant à brouiller la piste menant à un mystérieux Mabrouk et à la «source externe» qui aurait découvert de fantomatiques comptes ouverts en Suisse et au Liechtenstein par les trois cadres soupçonnés d'espionnage industriel. Depuis que ces informations, juste communiquées par oral, ont été remises en question, le constructeur ne semble même pas en mesure d'identifier sa «gorge profonde»: le seul employé de service de sécurité qui la connaît refuse obstinément de coopérer. Pour la protéger coûte que coûte ou pour masquer un détournement de fonds au préjudice de Renault? Comme un aveu, Patrick Pélata a concédé: «Nous avons commis une erreur en n'impliquant pas la DCRI plus tôt.»
• Quels sont les dommages collatéraux pour Renault?
Les dégâts en termes d'image sont considérables. Alors que le groupe avait été traumatisé par le suicide de trois salariés du Technocentre de Guyancourt fin 2006-début 2007, de sérieuses questions se posent à nouveau sur son mode de management. Renault apparaît comme une entreprise où l'on peut accuser et licencier sans preuve des salariés, sur la seule foi d'un témoignage anonyme. Cette affaire tombe mal alors que le groupe comptait sur ses véhicules électriques -ceux qui auraient supposément été espionnés- pour redorer son image. Les ventes de ces voitures et de l'ensemble de la gamme en souffriront-elles? Difficile à dire, car l'image -si déterminante dans l'acte d'achat- dépend aussi des produits. Mais le groupe partira avec un handicap. Ajoutons que «c'est tout le fonctionnement de l'entreprise qui risque d'être grippé, tant le management a été décrédibilisé, analyse un cadre, qui ajoute: il faudra du temps avant que la confiance soit rétablie».
• Carlos Ghosn est-il en difficulté?
Si l'affaire d'espionnage se dégonfle, le groupe a pris un très gros risque en faisant monter son PDG en première ligne dans les médias. Dans le JDD, le 23 janvier, il a affirmé avoir «suivi personnellement l'avancement de ce processus au fur et à mesure». Le soir même, sur TF1, Carlos Ghosn a martelé qu'il avait des «certitudes» sur la culpabilité des trois cadres et détenait des preuves «multiples», sans toutefois les dévoiler. Le 10 février, lors de l'annonce du plan stratégique, le PDG a enfoncé le clou en demandant de lui faire «confiance», car des «dizaines de personnes ont analysé les faits». En cas de «manipulation», reste à savoir si les salariés et le gouvernement se contenteront du sacrifice de son numéro 2.
Citation:Suite au licenciement de trois cadres, le ressentiment à l'égard du sommet de l'entreprise est palpable. Et bon nombre de personnes reprochent à Carlos Ghosn, le PDG de Renault, d'avoir fragilisé le groupe.
La direction de Renault va devoir rendre des comptes à des salariés déboussolés et de plus en plus contrariés. «Depuis le début de cette affaire, les équipes sont troublées, car la direction n'a jamais été capable d'apporter des éléments qui justifient les trois licenciements. Et ce d'autant que certaines des personnes incriminées jouissaient d'une véritable aura sur le plan humain, explique l'un d'entre eux. Mais aujourd'hui, alors que les dirigeants font volte-face, les cadres, qui ont dû relayer pendant deux mois les certitudes de la direction, sont agacés et extrêmement inquiets. Leur confiance dans le top management s'effrite au rythme des révélations de la presse», poursuit-il.
«Nous ne sommes clairement pas contents et nous nous posons de plus en plus de questions sur la façon dont a été conduite l'enquête et dont les décisions ont été prises. En tout cas, ce qui a été fait ne correspond pas à ce que nous attendons de nos dirigeants. C'est très choquant, car c'est un déni de notre culture. Ces trois cadres étaient très attachés à l'entreprise, comme je le suis, ainsi que mes collègues», confie un cadre d'une autre direction. Le ressentiment à l'égard du sommet de l'entreprise est palpable. «Nous approuvons la décision de réintégrer les cadres injustement mis en cause s'il est confirmé que c'est le cas. Nous exigeons par ailleurs que se réunisse au plus tôt un conseil d'administration extraordinaire, pour que Patrick Pélata et Carlos Ghosn, les deux premiers dirigeants de l'entreprise, s'expriment sur cette affaire et prennent chacun la mesure de leurs responsabilités», a déclaré vendredi un représentant de la CFE-CGC.
«Ghosn doit en tirer les conséquences»
Patrick Pélata, numéro deux du groupe, ayant affirmé dans Le Figaro que s'il n'y avait pas d'affaire d'espionnage, il en «tirera toutes les conséquences», les regards accusateurs se tournent désormais vers Carlos Ghosn, le PDG. «Je pense que les salariés ne comprendraient pas que le PDG ne présente pas sa démission, d'autant qu'il ne dispose pas d'un capital de sympathie particulièrement élevé», estime un troisième cadre. Bon nombre de personnes lui reprochent d'avoir fragilisé le groupe. «Carlos Ghosn dit avoir exprimé ses certitudes dans les médias pour protéger l'entreprise, mais en réalité, si tout cela est faux, il aura détruit notre réputation en accusant à tort des salariés. Il doit en tirer les conséquences», ajoute ce cadre.
Les salariés s'interrogent par ailleurs sur le mode de management qui aurait entraîné ces dérapages. «Si ces trois cadres ont été sanctionnés sur la base du témoignage d'une seule personne, cela veut dire que la parole de cette personne vaut plus cher que celle des salariés, accuse Fabien Gache, délégué central de la CGT. Nous demandons que soit revue en profondeur l'organisation de Renault: les salariés doivent être à nouveau respectés et écoutés. Aujourd'hui, toutes les décisions viennent d'en haut.»