Ghosn: "J’ai été surpris et choqué"
La plainte contre X de Renault pour espionnage industriel a déclenché l'ouverture d'une enquête des Renseignements et d'une information judiciaire. Carlos Ghosn, patron du groupe, s'explique pour la première fois sur ce dossier sensible.
Quand avez-vous été informé de cette affaire?
Fin août, le déontologue du groupe, Christian Husson, qui est aussi notre directeur juridique, et le patron de la sécurité de Renault sont venus me voir. Ils m’ont fait part d’informations extrêmement préoccupantes sur l’intégrité de certains de nos collaborateurs de haut niveau.
Quand prenez-vous ces soupçons au sérieux?
Tout de suite. J’ai été surpris et choqué. Ils m’ont donné entre autre le nom d’une personne qui est membre de notre comité de direction. Ce cadre rapporte directement à Odile Desforges, la directrice de l’ingéniérie, qui, elle, siège au comité exécutif. C’est donc, depuis le début, une affaire grave. Je connais Christian Husson depuis des années. Il ne serait jamais venu me voir avec une rumeur. Avec Patrick Pélata, directeur général, nous avons compris qu’il y avait quelque chose de très sérieux.
Pourquoi garder l’information en interne, si elle était si grave?
Renault a des procédures très précises pour ce genre d’affaires. J’ai décidé que les processus habituels devaient être utilisés. J’ai dit aux équipes "Faites vos enquêtes, impliquez le management, et tenez moi au courant régulièrement de l’avancée de vos recherches." Le comité de déontologie, le service de sécurité du groupe et le management , se sont mis au travail. Compte tenu de la gravité de l"situation, il ne fallait ni se hâter, ni ralentir les choses. J’ai suivi personnellement l’avancement de ce processus au fur et à mesure.
« »
A qui avez vous fait appel? A un détective privé?
Tous les éléments en notre possession sont aujourd’hui entre les mains de la justice. Il ne me revient pas ici de rentrer dans les détails de ce que nous avons fait. Mais nous avons été irréprochables par rapport à la loi. Ma priorité est de protéger le groupe, nos actifs et nos connaissances. Une enquête des services de contre-espionnage est ouverte depuis la semaine dernière. Je le répète, ils ont tous les éléments. Aujourd’hui, nous attendons que la justice fasse son travail.
Pourquoi tant de mystère autour de l’enquête?
Les gens qui ont fait les recherches connaissent bien l’entreprise. Ils ont suivi nos procédures internes. Aller enquêter à l’extérieur pour savoir qui est responsable, ce n’est pas notre rôle. Depuis que nous avons porté plainte contre X, les services spécialisés ont pris le dossier en mains. Nous travaillons de manière active et ouverte avec le procureur de Paris.
Pourquoi ne pas avoir prévenu plus tôt les services de renseignement?
Il fallait faire nous-mêmes des premières recherches pour nous forger une opinion sur la gravité de l’affaire. Les membres du comité ont analysé les éléments factuels. Ils sont parvenus à des conclusions et nous ont proposé de prendre des décisions immédiates sur le plan du droit du travail. Fin décembre, avec Patrick Pélata, directeur général, compte tenu des éléments dont nous disposions, nous avons décidé de prendre des mesures à l’encontre des personnes concernées et de saisir sans délais les instances judiciaires.
N’avez-vous pas exagéré cette menace?
Non. Ce qui est visé, c’est notre stratégie dans la voiture électrique. Nous l’avons lancée en 2006 dans le scepticisme le plus total. Aujourd’hui, nous sommes les seuls au monde à fabriquer à la fois la batterie, les moteurs et les chargeurs, à produire l’ensemble du système. Pour nous, c’est la condition pour que la voiture soit abordable. Dans une industrie extrêmement compétitive et mondiale - un marché de 2000 milliards de dollars- nous attirons forcément l’attention de concurrents et de fournisseurs.
Comme tous les constructeurs…
Pas du tout! Nous avons une avance mondiale sur tous nos concurrents et nous avons déjà lancé la Leaf en 2010. Dès 2012, nous allons être et de loin le plus gros producteur de voitures électriques. Quand un constructeur est en avance technologique, ne soyons pas naïfs, ca intéresse beaucoup de monde.
Cette menace avait-elle fait l’objet de contact entre Renault et les services de renseignement français?
Non. Mais nous savions qu’il y aurait des tentatives et que nous serions ciblés. C’est inhérent à notre industrie. Les équipes qui travaillent sur la voiture électrique le savent. La batterie, les chargeurs et tous les composants sont sensibles. Nous n’avons pas mis en place un système de contrôle des personnes, mais j’ai rencontré les patrons des "business units" pour les sensibiliser à ce risque. Moi-même, je demande toujours qu’on ne me remette pas de documents écrits. Et je recommande à mes collaborateurs de ne pas faire de diffusions larges. Et, bien sur, de ne rien laisser trainer.
« »
Cette méfiance vient-elle de vos 18 années passées chez Michelin?
C’est vrai, chez Michelin, la culture de la confidentialité est poussée très loin. Lorsque je suis arrivé chez Renault en 1997, j’ai constaté que le groupe avait une culture très ouverte, d’ailleurs un peu trop parfois. Et Nissan aussi, par rapport à Honda ou Toyota. Un groupe ouvert présente beaucoup d’avantages. Mais dans la compétition mondiale d’aujourd’hui, une entreprise peut devenir très vite une cible molle..
Sur quoi ont porté ces fuites?
Nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui est sorti ne correspond pas à des informations technologiques. Il pourrait s’agir d’informations sur notre modèle économique:. .
Savez-vous à qui étaient destinées ces informations?
Je n’ai pas de conviction sur ce point. Nous attendons les résultats de l’enquête dont on me dit qu’elle devrait durer plusieurs mois. Je n’ai pas à polémiquer ou à prendre position. Je ne me préoccupe que de la sauvegarde des intérêts de Renault.
Considérez-vous que vos équipes ont agi comme il le fallait dans la conduite de l’enquête interne?
Bien sûr. J’ai une totale confiance dans le management du groupe. En interne, je ne peux soupçonner personne de légèreté.
Avez-vous le sentiment d’être personnellement visé par cette affaire?
Non, ce sont nos technologies et l’entreprise qui sont menacées. Mon devoir est de les protéger.
On vous reproche souvent de ne pas vous consacrer assez à la France.
Je dirige deux entreprises sur deux continents: l’une au Japon, l’autre en France. Si cela avait posé un problème, le conseil d’administration de Renault en aurait tiré les conséquences et n’aurait pas renouvelé mon mandat l’année dernière. Je suis différent, je l’assume.
C’est beaucoup deux entreprises à la fois.
Oui mais c’est aussi une des raisons de la réussite de l’alliance Renault-Nissan depuis onze ans. Je le répète: une alliance. Nissan n’est pas une filiale de Renault. C’est un vrai partenariat, unique au monde. Peut-être avons-nous mal communiqué sur ce point. Cette alliance, elle a créé de la valeur et Renault reçoit 40% des profits de Nissan chaque année. Cela demande un management et une organisation très particuliers. Et aussi, si vous le permettez, des contraintes personnelles et des rythmes de vie assez lourds.
Cela justifie-t-il que vous ayez deux rémunérations qui atteignent 8 millions d’euros par an dont 6,8 millions d’euros chez Nissan?
Vous voulez des explications, je vous les donne. Je suis totalement transparent : jusqu’en 2010 la loi au Japon voulait que les dirigeants d’entreprises communiquent la rémunération globale du conseil d’administration. En 2010 la loi Japonaise a changé permettant aux chefs d’entreprises de communiquer leur rémunération individuelle. J’ai strictement respecté les règles de gouvernance de Nissan comme de Renault. J’ai informé l’assemblée générale de Nissan de mon salaire. Mais l’année comptable n’est pas la même au Japon qu’en France et, c’est vrai, l’assemblée générale de Nissan s’est tenue après celle de Renault. Quant au montant, même s’il apparaît conséquent, sachez que je suis payé un peu moins que la moyenne des grands patrons de l’automobile mondiale et beaucoup moins que les patrons de l’automobile américaine. Or, vous savez que j’ai été sollicité pour prendre la direction de GM ou de Ford…
Pourquoi avoir refusé?
Je ne suis pas un mercenaire! Je suis fidèle à Renault et à l’Alliance. J’ai travaillé dans deux entreprises dans ma vie, Michelin et Renault. Je n’ai pas quitté Michelin pour une banque d’affaires américaine, je suis passé du pneu à la voiture. Renault est un groupe qui fait rêver quand on aime l’automobile. Il a fait preuve de sa capacité à rayonner à l’international avec Nissan, mais aussi avec Daimler, Avtovaz ou Dongfeng. Quand Vladimir Poutine se tourne vers Renault pour reprendre Aftovaz, il y a de quoi être fier.
C’est important, pour vous, de gagner beaucoup d’argent?
(Silence) Ce n’est pas primordial. Mais, oui, c’est important. Personne n’a envie d’être moins payé que des gens qui font le même travail, dans le même domaine. Mais encore une fois, si mon seul objectif était de "faire de l’argent" comme on dit, j’ai reçu beaucoup de propositions dans ma carrière qui m’auraient permis d’en gagner encore plus.
« »
On vous a reproché de vous désintéresser de la présence de Renault en France?
Pas du tout. Nous sommes un groupe à ambition mondiale. Mais la préparation du développement de Renault à l’international se fait toujours en France. C’est son laboratoire, là où s’organise son offensive en matière d’ingénierie, de moteurs, de transmissions, de pièces. Je vous annonce qu’en 2011 nous embaucherons sur l’ensemble des entreprises du groupe Renault en France 2400 personnes dont 1200 personnes en CDI et 1200 en contrats d’alternance. Plus de 500 millions d’euros d’investissements industriels sont également prévus en 2011
Tout en délocalisant..
Ce mot est impropre. Aujourd’hui 90% des voitures vendues en Chine, en Inde ou au Brésil sont fabriquées localement. Si vous voulez compter dans cette industrie, il faut être présent dans ces pays. Il y a toujours cette ambigüité quand on veut embrasser le monde : aller à sa conquête tout en gardant ses spécificités.
Vos relations avec le gouvernement se sont-t-elles réchauffées?
Mais elles ne sont pas mauvaises! La France a le plus vite réagi à la crise de l’automobile. Nous le devons d’abord à Nicolas Sarkozy qui a très vite saisi l’ampleur et la gravité de la crise. Et le gouvernement a pris les mesures d’urgence qui ont sauvé notre industrie. Mais il est normal que partout dans le monde, les gouvernements se préoccupent de l’emploi sur leur territoire.
L’image de Renault va-t-elle souffrir de cette affaire d’espionnage?
L’entreprise, tous ces collaborateurs, nous avons tous été choqués , c’est sur. Mais n’exagérons pas. Renault est la première marque en France, la deuxième en Europe. Ses résultats commerciaux 2010 seront les meilleurs de son histoire. Nous aurons vendu plus de 2 ,6 millions de véhicules dans le monde. Les salariés ont fait un travail remarquable pour redresser l’entreprise dans une période très difficile et se lancer dans la bataille de la voiture électrique. Ce n’est pas parce que quelques personnes sont mises en cause qu’il y a doute sur l’ensemble du personnel.
www.lejdd.fr/Economie/Industrie/Actualite/Carlos-G..uche-Renault-257797/