I. FRANÇOIS-FEUERSTEIN, dans Les Echos, a écrit: Renault et Daimler, l'improbable entente
Il y a deux ans, Renault-Nissan et Daimler signaient un partenariat stratégique basé sur l'échange de participations croisées. Ce couple inattendu semble avoir pris ses marques et les premiers fruits de cette alliance se verront bientôt sur les routes.
Qui sait que le futur petit utilitaire de Mercedes partagera de nombreux composants avec le Renault Kangoo ? Qu'une voiture Made in Germany sortira bientôt des lignes de Maubeuge ? Depuis deux ans, des ingénieurs français et allemands planchent bel et bien sur un véhicule Mercedes dérivé d'une plate-forme Renault et qui viendra apporter une charge supplémentaire bienvenue pour l'usine nordiste. Chez les salariés français, l'enthousiasme est tel que le directeur du site a choisi de réunir l'ensemble du personnel pour annoncer l'industrialisation de cet utilitaire à Maubeuge, à un stade où, d'habitude, le projet serait resté confidentiel. « C'est une fierté pour les employés d'assembler une Mercedes », témoigne un représentant des salariés.
La production en série, à partir de 2013, de cet utilitaire nommé « Citan » est l'un des premiers fruits d'une discrète coopération entre Renault-Nissan et Daimler. On verra également bientôt sur les routes des Classe A équipées d'un petit moteur Diesel français. Suivront ensuite une génération de Smart et de Twingo qui partageront la même plate-forme.
La carpe et le lapin
Renault et Daimler ? A première vue, l'association a de quoi surprendre. S'il n'est pas rare dans l'automobile qu'un généraliste travaille avec un constructeur haut de gamme, la coopération entre le losange et l'étoile Mercedes évoque spontanément l'image de la carpe et du lapin. Le premier, qui semble inexorablement tiré vers le fond du marché avec son expansion dans le low cost. Le second, connu pour son exigence en termes de qualité et ses grosses motorisations. D'ailleurs, la presse allemande avait réservé un accueil plutôt frais à cette alliance lors de son officialisation, en avril 2010. « Le choix du partenaire révèle le degré d'urgence. Chez Daimler, il devait être considérable. Sinon, pourquoi le constructeur allemand aurait-il consenti à une alliance avec Renault ? », écrivait à l'époque le magazine « Spiegel ». Des pertes de 3 milliards d'euros, une mauvaise image de marque en Allemagne, un Etat français présent au capital et qui plus est, particulièrement actif en pleine polémique sur la délocalisation de la Clio... Renault n'était sans doute pas la mariée dont Mercedes rêvait. D'ailleurs, d'après le « Spiegel », Daimler avait déjà discuté avec le groupe Volkswagen, Toyota et BMW... avant finalement de se résoudre à s'associer au losange.
Pourtant, après deux ans de coopération, ce couple inattendu semble avoir pris ses marques et les premiers projets se concrétisent. On ne perçoit pas de signes tangibles de tensions, comme entre Volkswagen et Suzuki, pas non plus de grandes envolées de patriotisme économique comme chez EADS, pas même d'échos de réunions où l'un des deux partenaires aurait claqué la porte. « Nous sommes en ligne avec le calendrier prévu sur tous les projets annoncés il y a deux ans. Nous étudions même de nouveaux champs de coopération », assure Jacques Verdonck, directeur au sein de l'alliance Renault-Nissan, chargé de la coordination avec Daimler. De l'autre côté du Rhin, le son de cloche est aussi positif. « La coopération fonctionne bien, nous sommes prêts à aborder tous les sujets », déclarait Thomas Weber, le directeur de la recherche du constructeur allemand, sur le Salon de Genève. Du côté des syndicats, on reconnaît qu' « il y a toujours des tensions dans une coopération, sur les contrats financiers ou sur la propriété intellectuelle, par exemple ». « Mais avec Daimler, les choses se passent toujours dans le respect », témoigne Alain Champigneux (CFE-CGC), administrateur représentant des salariés chez Renault. Selon lui, il se serait même passé plus de choses en deux ans avec Daimler que dans les deux premières années de la coopération entre Renault et Nissan.
Complémentarités fortes
C'est que finalement la carpe et le lapin, compensant leurs lacunes respectives, se sont bien trouvés. Si Daimler est allé frapper à la porte de Renault, c'est qu'il était dans les petites voitures face à une équation insoluble. Malgré les problèmes de rentabilité du programme Smart, il était impossible de tirer un trait sur la petite citadine deux places, indispensable pour atteindre les objectifs européens d'émission de CO2. Plus généralement, Mercedes voyait bien, en regardant l'expansion fulgurante de son concurrent Audi, qu'il lui manquait un constructeur à gros volumes avec qui partager les coûts de développement de ses nouveaux modèles. La marque à l'étoile affiche en effet un coût par véhicule plus élevé que celle d'Ingolstadt, qui mutualise les investissements avec Volkswagen, Skoda ou encore Seat. Encore très germano-centré, Daimler voyait aussi dans un partenariat avec Renault-Nissan le moyen de pousser ses pions à l'international, grâce notamment à la présence de la marque japonaise aux Etats-Unis et en Asie.
Du côté de Renault, l'arrivée du roi du haut de gamme était perçue comme une occasion de redorer le blason de la marque au losange, qui a souffert des développements dans le low cost. Elle pouvait par ailleurs répondre à une grande préoccupation du groupe depuis la crise de 2009 : charger les usines françaises devenues clairement sous-capacitaires.
Mais, avant de lier leurs destins par des participations croisées de 3,1 %, les deux partenaires se sont longuement sondés. Il s'est déroulé près de dix-huit mois entre les premiers contacts en septembre 2008, dans le cadre de discussions au niveau européen sur les normes du véhicule électrique, et la signature de l'accord, le 7 avril 2010. C'est Daimler qui a soumis le premier l'idée d'un partage de plates-formes entre la Smart et la Twingo. D'accord, avait répondu Carlos Ghosn, le patron de l'alliance Renault-Nissan, mais à condition que l'accord soit plus large. Finalement, les deux partenaires se sont entendus sur plusieurs champs de coopération bien définis, dont le projet « Edison » (Smart/Twingo), et la fabrication d'un petit utilitaire Mercedes à Maubeuge.
Pendant cette période, les ingénieurs de Mercedes ont pris le soin de décortiquer les produits de Renault en leur faisant passer tous les contrôles maison. La plate-forme du Kangoo a été démontée pièce par pièce, toutes les caisses ont été passées au brouillard salin, les charnières ont subi d'innombrables tests physiques... Après les doutes formulés en Allemagne à la signature de l'accord sur la qualité des modèles français, le sujet reste sensible chez Daimler. D'ailleurs, Thomas Weber, le directeur de la recherche, rappelle avec insistance que « lorsque nous implantons un moteur de Renault dans une Mercedes, nous utilisons une architecture existante, mais nous réalisons nous-mêmes le travail d'application ».
La bonne marche de cette coopération vient probablement des expériences passées des deux partenaires en matière d'alliances, qu'il s'agisse de réussites ou d'échecs. Daimler, dont le « mariage dans le ciel » avec Chrysler s'était soldé par un divorce retentissant, a approché Renault avec bien plus d'humilité qu'il n'avait abordé la marque américaine. Pour la gouvernance du partenariat, c'est la méthode employée par Renault et Nissan depuis dix ans qui a été appliquée. Un comité de coopération, présidé par Carlos Ghosn et Dieter Zetsche et composé d'une quinzaine de membres, se réunit tous les mois pour faire un point sur l'avancement du partenariat. Des comités de pilotage, regroupant les ingénieurs concernés, étudient chacun des projets et rapportent au comité de direction.
Entre les « X » et les « Herr Doktor », le courant passe plutôt bien. « Je n'ai vu aucun cliché culturel se confirmer, témoigne un ingénieur allemand qui a travaillé sur le projet Edison à ses débuts. En Allemagne, la plupart des ingénieurs sont passés par l'université, ce n'est pas vraiment différent des grandes écoles françaises. » Finalement, les différences culturelles entre les deux entreprises viennent plutôt de leurs positionnements antinomiques. D'un côté, un constructeur généraliste aux marges faibles, habitué à faire le véhicule le moins cher possible en grande série. De l'autre, un fabricant haut de gamme avec des plannings de développement relativement longs et des frais d'ingénierie élevés. Mais c'est justement là-dessus que les deux groupes veulent échanger. « Daimler ne rentabilise pas Smart, parce qu'ils appliquent par usage les contraintes du haut de gamme aux petits véhicules », estime Olivier Clairefond, délégué CFE-CGC chez Renault, adjoint à l'ingénierie. Et réciproquement, Renault n'a aujourd'hui plus les moyens de faire du haut de gamme après les échecs passés, du moins sans un partenaire.
Nouveaux projets
Tous les sujets mis sur la table n'ont pas forcément abouti, comme celui, par exemple, de la formule 1. Il avait également été question que Renault assemble une voiture deux places dans l'usine Smart de Hambach, mais le groupe français a estimé qu'il serait trop difficile de faire une petite citadine suffisamment différente de celle de Mercedes. Enfin, certains sujets ont rapidement été écartés : « J'exclus une coopération sur le segment de la Classe S (une berline très haute de gamme, NDLR) , parce que cela ne passera pas au niveau des marques », indique Thomas Weber.
Mais, à l'heure actuelle, les ingénieurs français et allemands phosphorent dur pour trouver de nouveaux atomes crochus aux deux groupes. Parmi les projets étudiés figure notamment la possibilité de construire en commun de grosses camionnettes. Mais un tel partenariat se heurte pour l'instant aux accords de Mercedes avec VW dans ce domaine, et de Renault avec Opel. Mais le projet auquel Renault tient le plus reste sans doute l'assemblage d'une grande berline sur la plate-forme de la Classe E, une chance unique pour le groupe français de faire son retour dans le haut de gamme. C'est sans doute cette idée que Carlos Ghosn a dans la tête lorsqu'il dit aux représentants des salariés français : « Vous allez voir, le partenariat avec Daimler sera aussi important pour Renault que l'alliance avec Nissan. »
INGRID FRANÇOIS-FEUERSTEIN