Citation:La prime à la casse à l'heure du bilan
LEMONDE.FR | 14.12.10 | 16h51 • Mis à jour le 14.12.10 | 20h35
La prime à la casse a surtout bénéficié aux "entrées de gamme" produites à l'étranger, comme ici la Renault Twingo, fabriquée en Slovénie.
"Jusqu'à 6 500 euros de reprise. Profitez-en avant qu'ils ne disparaissent !", "Jusqu'au 31 décembre, super bonus × 10 !", "Plus tard ce sera trop tard !" A deux semaines de la fin de la prime à la casse de 500 euros et du bonus écologique, les constructeurs automobiles rivalisent d'offres et de slogans pour attirer les Français chez les concessionnaires, concédant parfois 30 à 40 % de rabais. Les week-ends portes ouvertes se sont multipliés depuis la mi-novembre, et les vendeurs, ravis quoiqu'un peu débordés, confient que les clients se bousculent.
Lancée en décembre 2008 pour relancer l'industrie automobile, dont les ventes s'étaient effondrées deux mois plus tôt, au début de la crise financière, la prime à la casse aura rempli sa tâche : fin 2009 – elle s'élevait alors à 1 000 euros –, 2,27 millions de véhicules avaient été vendus en France, un record depuis 1990. Et ce chiffre devrait peu ou prou être égalé en 2010, selon les estimations du Comité des constructeurs français d'automobiles.
"L'objectif des primes à la casse et du bonus écologique était de soutenir ce secteur-clé qu'est encore l'automobile pour l'économie française : on dit souvent qu'il concerne directement ou indirectement un actif sur dix, explique Flavien Neuvy de l'observatoire de l'automobile Cetelem. Au-delà des constructeurs et des équipementiers, ce sont aussi les distributeurs, les concessionnaires qui emploient un grand nombre de gens, qui ont échappé aux nombreux dépôts de bilan qui s'annonçaient fin 2008."
LA PRIME À LA PRODUCTION DÉLOCALISÉE
Mais ces bons chiffres cachent une réalité moins glorieuse pour les constructeurs français, car la prime a surtout bénéficié aux voitures les moins chères, dites "entrées de gamme", dont beaucoup ne sont plus produites en France. Chez Renault en particulier, elle a davantage soutenu la production des usines délocalisées que celle des sites français, au grand désarroi des représentants des salariés français.
"Les voitures qui ont bénéficié de la prime sont la Logan et la Sandero, fabriquées en Roumanie, et la Twingo, dont la production a quitté Flains [Yvelines] pour la Slovénie", explique Fabien Gâche, délégué central CGT chez Renault. "C'est un des aspects que l'on avait souligné à l'instauration de la prime : nous n'y étions pas opposé mais, selon nous, il fallait y accoler une obligation de réintégrer des productions en France. Ça n'a pas été le cas et on a créé ce paradoxe d'avoir d'un côté des usines françaises en sous-activité, et de l'autre des usines roumaines, turques ou slovènes qui travaillent à 120 % de leur capacité, souvent dans des conditions de travail déplorables."
Même chose, mais dans une moindre mesure, chez PSA, qui produit les petites Peugeot 107 et Citroën C1 en République tchèque. Ainsi, selon les chiffres du Comité des constructeurs français d'automobile, sur les neuf premiers mois de 2010, n'ont été assemblées que 894 903 voitures particulières en France, soit 37 % des 2,4 millions produites par PSA dans le monde. L'écart est encore plus grand pour Renault, qui n'a produit que 368 862 voitures en France, soit 20 % de sa production mondiale (1,78 million de voitures particulières). Sans compter les ventes de Dacia, la filiale roumaine de Renault, dont les ventes ont explosé en 2010 (+ 81,5 %).
Quant aux marques étrangères, qui ont connu des ventes en hausse en France en 2010, que ce soit Nissan (+ 24,8 % sur onze mois), Kia (+10,2 %) ou Opel, elles importent la totalité de leurs véhicules.
CRAINTE D'UN CONTRE-COUP BRUTAL
La prime à la casse a un autre défaut bien connu : lorsque le dispositif prendra fin, le marché pourrait connaître un contre-coup, comme à la fin des années 1990. Les primes précédentes, la "balladurette" (février 1994 à juin 1995), prolongée par la "juppette" (septembre 1995 à septembre 1996), avaient permis de doper les ventes, passées entre fin 1993 et fin 1996 de 1,721 million à 2,132 million de véhicules, avant de chuter à 1,713 million fin 1997.
Chez PSA, qui, contrairement à Renault, a gardé en France la production de trois modèles d'entrée de gammes (Citroën C3, Peugeot 206+ et certains modèles de 207), on s'inquiète d'un possible trou d'air. "Nos carnets de commandes sont bons, on va finir 2010 correctement, avec même un surplus de travail nous obligeant à travailler tous les samedis. Et comme les modèles peuvent être commandés jusqu'au 31 décembre mais doivent absolument être livrés avant fin mars pour bénéficier de la prime, on sait qu'on est tranquille jusque-là. Mais c'est pour le printemps et la fin 2011 qu'on s'inquiète", explique Ricardo Madeira, délégué central CFDT chez PSA.
Le nombre d'immatriculations de voitures neuves en France est en baisse depuis l'automne : - 18,7 % en octobre, - 10,8 % en novembre sur un an, des mauvais chiffres à relativiser en raison des ventes spectaculaires faites à l'automne 2009 grâce aux primes. "C'est sûr qu'il y aura un contre-coup en 2011. On estime qu'en 2009 et 2010, les primes et bonus auront permis la vente anticipée de 500 000 voitures. Ce sont autant de véhicules qui ne seront pas achetés en 2011 et 2012, explique Flavien Neuvy. Mais on ne s'attend pas à une catastrophe comme à la fin de la 'juppette'. D'abord parce que l'arrêt a été progressif. Ensuite parce qu'avec la sortie de crise, les ventes aux sociétés devraient reprendre, ainsi que les ventes aux loueurs, qui avaient préféré rallonger la durée de vie de leur parc automobile pour s'éviter une dépense dans une période difficile."
Grâce à la réduction progressive de la prime à la casse, le marché a plutôt bien résisté.
Dans un article du Monde (zone Abonnés), les constructeurs refusaient également de tomber dans le catastrophisme. Citroën disait s'attendre à un retour "au niveau de 2006" mais avec une reprise du marché des véhicules d'occasion, qui s'écroule toujours en temps de primes, et le directeur de Volkswagen France prédisait qu'"il n'y aura pas de scénario noir où le marché s'effondrerait".
"MENACES" POUR L'EMPLOI EN FRANCE
Bercy s'inquiète davantage. Le Journal du dimanche se faisait récemment l'écho d'un courrier adressé par la ministre de l'économie, Christine Lagarde, aux préfets, dans lequel elle prévoyait des perspectives sombres pour le secteur de l'automobile jusqu'à la "fin du premier trimestre 2011" et évoquait des "menaces" pesant sur les emplois et les entreprises sous-traitantes.
Les syndicats de l'automobile sont également méfiants, craignant, au-delà d'une baisse globale des ventes, la poursuite du processus progressif de délocalisation de la production, à l'œuvre depuis plusieurs années. En février 2009, pour surmonter la crise, l'Etat français avait signé un "pacte" avec Renault et PSA qui leur accordait six milliards d'euros de prêts pour une durée de cinq ans en contrepartie de garanties sur l'emploi : les deux constructeurs ont notamment dû s'engager à ne fermer aucun de leurs sites en France pendant la durée de ces prêts et à "tout faire pour éviter les licenciements".
"Ne pas fermer de site, cela ne veut pas dire ne pas réduire les emplois. On a perdu des effectifs sur tous les sites français, pendant que les sites d'Europe de l'Est embauchaient à tour de bras. Et Renault nous annonce encore quelque 3 000 départs. Si chez nous ce ne sont pas des licenciements, c'est autre chose pour nos sous-traitants. Un emploi dans l'automobile, c'est plusieurs emplois chez des sous-traitants, s'inquiète Fabien Gâche, de la CGT-Renault. On ne demande pas que la totalité de la production revienne en France. Mais la fabrication de la Logan en Roumanie, c'est 6 à 6,5 % de marge. Si sur les 400 000 véhicules produits, 100 000 reviennent en France, cela coûtera évidemment plus cher. Mais ne pourrait-on pas réduire un peu les marges pour maintenir les emplois ?"
Les primes et bonus auront soutenu le marché artificiellement pendant deux ans, masquant momentanément la crise du secteur automobile, commencée bien avant 2008 en France. "Avec la fin des primes à la casse, le marché français et européen va retrouver ses fondamentaux, et ceux-ci ne sont pas très favorables pour le secteur", reconnaît Flavien Neuvy.
"Les automobilistes roulent de moins en moins, les voitures sont de plus en plus fiables et les conducteurs les gardent de plus en plus longtemps, huit ans et demi en moyenne. Le potentiel de croissance est dans les pays émergents : on compte 600 voitures pour 1 000 habitants en Europe, mais seulement 30 pour 1 000 en Chine", ajoute-t-il. Bon pour les constructeurs, moins pour l'emploi ouvrier en France : les voitures que les Français iront vendre en Chine seront évidemment fabriquées sur place.
Aline Leclerc