Renault : le traitement de choc de M. Ghosn
LE MONDE | 30.10.06 | 15h05
Les cadres de Renault n'en sont pas encore revenus. La direction leur a annoncé, peu avant l'été, que, si le constructeur automobile n'atteignait pas une marge opérationnelle de 2,5 % du chiffre d'affaires en 2006, ils pourraient faire un trait sur leur "prime de performance", l'équivalent d'un mois de salaire.
"La décision a suscité des remous, raconte Gérard Blondel, délégué central CFE-CGC. Depuis 1991, date de l'instauration de cette prime, c'est la première fois qu'elle est mise en cause. Même dans les pires années, les cadres avaient touché quelque chose."
Pour ceux qui en doutaient encore, Renault est bien en train de changer de culture. "Désormais, tout est fonction des résultats, et non plus seulement des efforts pour y parvenir", annonce Michel de Virville, directeur des ressources humaines du constructeur.
"Je pèse mes mots, mais le nouveau PDG Carlos Ghosn est un type dangereux", juge Philippe Noël, délégué central CGT. Bref, entre la direction et le syndicat, on n'est pas loin de la déclaration de guerre.
Près de dix mois après l'annonce du contrat Renault 2009, les salariés ont pris conscience du traitement de choc que M. Ghosn veut leur administrer. Ce dernier a fixé trois objectifs : multiplier la rentabilité de l'ex-Régie par 2,5, vendre 800 000 voitures de plus qu'en 2005, soit une hausse de 32 % par rapport à 2005, et enfin propulser la Laguna parmi les trois meilleurs modèles de son segment.
Son plan avait d'abord suscité un certain soulagement. Les fermetures d'usines redoutées n'ont pas eu lieu. Au contraire, le redresseur du japonais Nissan a fait le choix du dynamisme. "Nous n'avons jamais connu une croissance aussi rapide et aussi forte. C'est un plan exigeant, qui nécessite l'engagement de tous", souligne M. de Virville. Mais ces efforts ne pourront se faire sans une profonde mutation de l'ex-Régie.
M. Ghosn, qui a passé plusieurs années aux Etats-Unis à la tête de la filiale de Michelin, a décidé de faire découvrir chez Renault les méthodes d'outre-Atlantique. En septembre, il a lancé une enquête auprès des 126 500 salariés. Réalisée par le cabinet américain ISR, cette étude cherche à évaluer l'engagement de chacun au travers de 84 questions. Les résultats seront présentés fin novembre au PDG ; ce sera son outil pour améliorer l'efficacité du management et faire passer le traitement de choc.
La méthode a fait grogner. "Ce questionnaire est inspiré de valeurs étrangères à notre culture d'entreprise", a alerté la CGT le 3 octobre, lors d'un comité central d'entreprise.
Quand ISR demande aux salariés de se prononcer sur le thème "Mon supérieur direct est exemplaire en termes de loyauté", cela peut poser des problèmes. " Dans certains ateliers, comme celui de Flins dans les Yvelines, ça a reculé, dit M. Blondel. Des chefs d'UET, les unités élémentaires de travail, n'avaient pas envie de se faire évaluer par leurs subordonnés."
A l'inverse, des cadres ont pris très à coeur les réponses à ce questionnaire. "Des salariés ont été convoqués dans une salle avec interdiction d'en sortir tant que l'enquête n'était pas remplie, affirme Pierre Nicolas, délégué CGT au Technocentre de Guyancourt (Yvelines). Dans d'autres cas, il n'y avait pas d'urne, et le questionnaire devait être remis au supérieur hiérarchique. Parfois certains chefs s'autorisaient aussi à donner des conseils." "L'enquête était complexe et de fait pas forcément compréhensible par tous, il a fallu aider les ouvriers", confie M. Blondel.
M. Ghosn répète souvent que la réussite d'un plan tient à 80 % à son exécution. Dans son esprit, son questionnaire doit donner à chacun des salariés sa feuille de route pour 2009. "Il a fallu faire un très gros travail d'imagination pour objectiver la contribution de chacun", reconnaît M. de Virville.
Le résultat a parfois surpris. Des salariés n'ont toujours pas compris qu'on leur demande de remplir un formulaire pour indiquer leur contribution concrète à chacun des trois objectifs du contrat 2009. "Comment remplir un truc pareil ?, se demande la CGT. Quelle est la contribution de Pierre Dupond, dessinateur, à l'objectif + 800 000 véhicules ? En acheter un ?"
Et pour ceux qui savent ce qu'ils ont à faire, comme au Technocentre, où les ingénieurs doivent concevoir et développer 26 nouveaux modèles d'ici à 2009, c'est la pression maximum. Tout est passé à la moulinette de la rentabilité : sur les 31 indicateurs de performance définis par la direction, 19 ont un rapport avec le profit.
"On passe notre temps à faire des budgets, au lieu d'être concentrés sur notre métier", se plaint un cadre du design. "Depuis le mois de juin, il y a un climat délétère. On assiste à un décrochage d'une partie de l'encadrement", se plaint un autre. "Je n'ai pas le sentiment qu'il y ait un rejet, répond M. de Virville. Les gens voient bien ce qui se passe autour d'eux : les restructurations chez Fiat, Volkswagen, Mercedes, PSA sont là pour rappeler qu'il faut faire des efforts."
Mais, pour M. Noël, "ce n'est pas en mettant la pression qu'on obtient des résultats. Quand le profit devient le seul indicateur valable, la pérennité industrielle n'est plus assurée". "On vide Renault de sa substance. De l'extérieur, on ne voit pas la différence. A l'intérieur, on a l'impression qu'on enlève les cloisons et qu'on remplit avec de la communication", ajoute M. Noël.
L'ambiance n'est pas près de s'améliorer car l'effondrement des ventes plombe le moral des troupes. Sur les neuf premiers mois de l'année, il atteint 12,2 %. La marque au losange ne détient plus que 8,5 % du marché européen, soit 1,2 point de moins que sur la même période de l'année précédente. Jamais Renault n'était tombé si bas en part de marché.
Logiquement, les résultats financiers de l'entreprise pour l'année 2006 devraient suivre la même pente, entraînant un effondrement de la prime d'intéressement : au lieu de deux mois de salaire en 2005, les salariés ne pourraient toucher que l'équivalent des deux tiers de leur fiche de paye mensuelle.
"Renault devra serrer les dents jusqu'à la mi-2007", a lancé M. Ghosn lors du dernier Mondial de l'auto. Les salariés ne pourront pas dire qu'ils n'étaient pas prévenus.
Stéphane Lauer
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« En Angleterre, tout est permis, sauf ce qui est interdit. En Allemagne, tout est interdit, sauf ce qui est permis. En France, tout est permis, même ce qui est interdit. En U.R.S.S., tout est interdit, même ce qui est permis. »
Winston Churchill