2. Renault adapte ses usines pour l'effort de guerre (1914-1918)
Ainsi, c'est surtout la participation de Renault à la guerre qui est à retenir puisque Louis est celui qui a apporté la contribution la plus massive à l'effort militaire. Cet engagement total lui permet d'ailleurs à la fois de développer son potentiel technique, la réorganisation du travail, et l'agrandissement de ses usines, ce qui lui permettra dès la fin de la guerre de se placer comme le leader de l'industrie française.
De l'automobile au matériel de guerre
La guerre va changer à la fois les rapports de Renault avec l'état, mais aussi comme on l'a vu, la nature des productions de ses usines. Un lien de plus en plus étroit s'établit ainsi entre l'État et les entreprises, qui vont participer activement à ce que l'on pourrait appeler la "production guerrière". Le 20 Septembre 1914, le ministre Millerand décide de répartir la fabrication des obus par "groupes régionaux". En 1915 se fonde le "Groupement des Constructeurs Français d'Armes Portatives", puis par la suite le "Groupement des Constructeurs des Moteurs d'Avions".
Les usines Renault entrent dans les deux groupements et dirigent même le premier... L'usine Renault se spécialise surtout dans le domaine des camions, des chars, des moteurs d’avions et à la production de diverses munitions (voir ci-dessous). Entre ces deux dates, l'activité purement automobile est bien sur fortement ralentie, sinon arrêtée, même si une ligne mobile est tout de même conservée dans cette optique.
La guerre a ainsi accentué la diversification des productions des usines Renault mais aussi forcé la France, l’Angleterre et l’Allemagne à abandonner les marchés extérieurs à l'industrie automobile américaine qui en profite pour creuser de façon définitive l'écart avec l'Europe: de 1914 à 1919 sa production tripla. En contrepartie, les constructeurs français obtiennent cependant l'élévation des droits de douanes sur les voitures importées, à 70%.
Le logo Renault d'après guerre fait clairement référence à cette période
Au début de la guerre, la production est fortement perturbée. Il ne reste plus qu'un noyau de 200 ouvriers non-mobilisables à l'usine sur plus de 4 500. Louis Renault, lui même est mobilisable comme soldat de 1ère classe, maître ouvrier. Les usines de Billancourt sont en partie fermées du 1er Août à fin septembre 1914, puis elles se consacrent à la fabrication de guerre. Les voitures et les moteurs d'avions sont construit à Lyon, où les usines ont été réinstallées dans les ateliers Rochet-Schneider pour la durée de la guerre. Mais la production automobile est très restreinte et la majorité de la production sera consacrée aux Taxi Parisien, réquisitionnés, par les autorités militaires pour le transport des soldats au front.
C'est ainsi que le fameux Taxi de la Marne, un véhicule animé par un humble 2 cylindres, destiné aux taxis a participer au transport de 5 000 hommes sur le front.
Mais rapidement, la production va s’étendre et fortement se diversifier afin de répondre à la demande du pays :
- Les camions: avant la guerre, Renault en produisait déjà, mais la demande n'était pas très élevée. A l'inverse, les besoins changeant pendant la guerre, la production passe de 20 par mois, à 100, pour arriver à plus de 300. Faute du manque de matière première, les premiers camions sont construits en fer, et les roues sont faites en bois.
- Auto-mitrailleuses: en septembre 1914, pendant que l'usine fabrique des moteurs d'avions, on envisage de faire des autos-mitrailleuses; en moins d'un mois les 100 premiers véhicules sortent des ateliers.
- Voitures militaires: l'armée française manquait de véhicules. Les usines Renault intensifièrent la production. Des milliers de véhicules les uns plus différents que les autres furent fabriqués: voitures de reconnaissance, postales, sanitaires, projecteurs, TSF, ateliers, voitures groupe électrogène.....
- Obus et Shrappnels: dès que Louis Renault est désigné pour la fabrication de munitions, il commence par des obus de 75 forés. Ils sont testés et adoptés le lendemain. Renault fabrique ensuite des obus à ogives rapportées, puis monobloc. Mais lorsque cette fabrication est lancée, on lui demande de faire des Shrappnels à la fabrication très délicate. Ils seront produit à 6 000/ jours, plus 4 500 à 5 000 obus explosifs et quelques temps après 600 projectiles de 155.
- Moteurs d'avions: avant guerre les commandes étaient si rares, que l'on n'en faisait presque pas. Dans ce domaine, Renault a été contraint de faire un énorme effort pour faire évoluer la production. Et c'est ainsi que des moteurs de plus en plus puissants sortiront des usines: 80, 130, 190, 220, 300, et 450 CV. A la fin des hostilités, Renault avait même mis au point un 600 CV qui devait être mis en fabrication à côté du 450 CV.
- Avions: les moyens dont disposent les usines Renault, dans le double domaine de la mécanique et de l’industrie du bois, leur permettent d'aborder la fabrication d'avions complets.
Dès le début de 1916, elles collaborent à cette fabrication en construisant une série de nacelles de dirigeables, des avions, des hélices à engrenages; enfin, en juillet 1916, elles entreprennent un nouvel avion type AR étudié sur les indications des services de l'aéronautique. Ce modèle, réalisé en deux mois, sort bientôt à la cadence de 100 unités par mois.
C'est un biplan plus particulièrement destiné à être utilisé comme avion de reconnaissance. L’aménagement intérieur comporte des dispositifs de photographie et de télégraphie sans fil, et l'avion est armé d'une mitrailleuse à l'avant pouvant tirer à travers l’hélice, grâce à un dispositif de synchronisation commandé par le moteur.
Une seconde mitrailleuse à l’arrière est manœuvrée par l’observateur. L'avion AR fut lancé en l9l6 pour remplacer le Farman F40 trop vulnérable. Équipé lors de ses débuts d'un moteur Renault de 160 CV il reçoit ensuite un moteur de 190 CV en 1917. Réalisé d'après les plans fournis par les services du Ministère de l’aéronautique, le biplan AR est le premier avion entièrement fabriqué par Renault qui, jusque-là, s'était limité à fournir des moteurs aux constructeurs comme Bréguet, Caudron et Farman. Environ 1.250 appareils sortiront de usines avant que sa production ne cesse à la fin de 1917 soit à peine plus d'un an après le premier exemplaire.
- Moteurs de Dirigeable: Renault motorise déjà les avions, alors pourquoi pas les dirigeables? Ainsi, le dirigeable Astra ( çi dessous) est équipé de quatre moteurs Renault.
- Tracteurs tous-terrains: avant la guerre, l’État-Major avait établi un concours de tracteurs à 4 roues motrices. Renault, qui s'était toujours intéressé aux véhicules nouveaux, avait présenté un modèle qui fut classé premier. Néanmoins, aucune commande n’avait été passée par le Ministère et à la déclaration de guerre, deux tracteurs seulement avaient été réalisés. En toute hâte il fallut lancer cette fabrication, créer les modèles métalliques et tout l’outillage. Peu de temps après, les usines construisaient 60 tracteurs par mois. Le développement des opérations militaires nécessitant le transport de grosse artillerie hors des routes, Renault conçut ensuite un énorme véhicule porteur à chenilles produit en série dès le début de 1917.
- Pièces et canons de fusils: Les arsenaux étant dans l’impossibilité de construire des fusils en quantité suffisante, le supplément nécessaire fut, à l’instigation de Renault, confié à l’industrie privée. Les usines de Billancourt réalisèrent la moitié des pièces pour des séries de 1 000 à 1 250 fusils par jour. Plus tard, les usines produiront une grande quantité de canons pour les fusils VB destinés au lancement des grenades; cette fabrication atteindra 15 000 pièces par mois.
- Matériel d'artillerie: Renault avait été le premier à entreprendre l'industrialisation des obus; il fut également parmi les premiers à prêter son concours à l’exécution du programme de l’artillerie lourde. Ses ateliers assurèrent la construction d’éléments importants du canon de 155 à grande puissance Fillioux, qui présentait des difficultés d'usinage très sérieuses, notamment à cause de la précision et de l’interchangeabilité absolue exigées pour toutes les pièces.
- Chars d'Assaut: enfin, Renault complète son effort de production pendant la première guerre mondiale en créant son fameux char d’assaut type FT qui, sous le nom de "Tank Renault" acquiert une réputation légendaire dans les armées et les populations belligérantes. En juillet 1916, Renault était appelé à étudier l’engin nouveau du moment: le char d'assaut. On n’avait envisagé jusque-là que de gros chars puissants et la tendance des inventeurs et des constructeurs allait vers des chars de plus en plus volumineux. Renault prit au contraire, l’initiative de construire un petit char suffisamment léger pour être transporté sur le front par des camions ou des wagons ordinaires, et capable de parcourir des grandes étapes sur les routes sans les détériorer. Les dimensions réduites du char permettaient de l’animer avec un moteur de camion, ce qui facilitait singulièrement sa production en série.
D'autre part, la consommation en essence s'en trouvait réduite, ce qui constituait un avantage pour les offensives de grande envergure. Deux mois et demi seulement après le commencement de son étude, Renault présente les plans à l’État-Major du premier petit tank rapide. La conception en est d'abord vivement discutée et critiquée (notamment après le remplacement de Joffre par le Général Nivelle, peu favorable à l’idée des petits chars); mais les qualités du char FT se révèlent tellement évidentes que la construction est bientôt priorisée par rapport aux autres matériels.
Les usines Renault assemblèrent jusqu’à 300 chars par mois, et en outre, elles collaborèrent à la mise en train de cette fabrication chez d’autres constructeurs, notamment chez Berliet à Lyon qui en réalisa un millier. La première bataille avec des chars Renault eut lieu le 31 mai 1918 près de Soissons, au nord de la forêt de Villers-Cotteret. C'est seulement à partir de la mi-juillet - 4 mois avant l’armistice - que les tanks FT 17 furent utilisés massivement ; ils eurent néanmoins le temps de se révéler comme les engins les plus extraordinaires et les plus efficaces de la dernière année de la Grande Guerre. Le FT 17 sera également fabriqué sous licence par Berliet, SOMUA, Delaunay-Belleville, par les américains, et même Fiat. Les services de la guerre en avaient reçu en tout 3 187 dont 247 livrés aux alliés, au moment de l'armistice.
L'arrivée du taylorisme
Chez Renault, avec l'augmentation constante des besoins va bouleverser l'usine. Dès le début de l'a guerre d'ailleurs, on observe la structure d'une chaîne assez rudimentaire caractérisée par des châssis placés avec leurs roues sur des tréteaux mobiles qui se déplacent sur deux rails; ici le mouvement se fait manuellement. En 1917, la standardisation fut imposée par les organismes, chargés des fabrications de l'aviation, aux entreprises. C'est ainsi que la guerre peut être considérée comme étant à l'origine de la création d'un ensemble politico-militaro-industriel.
La guerre a également renforcée les liens entre les constructeurs. Suite à la mobilisation, les effectifs se sont réduits chez Renault, obligé par conséquent de changer les conditions de production. Ce n'est qu'en janvier 1915 que Renault retrouve ses effectifs d’avant-guerre et qu'il peut également reprendre la construction de véhicules automobiles.
Pendant ce temps, l'organisation du travail change : 213 personnes des effectifs forment les équipes de jour, et 113 ouvriers pour les équipes de nuit. Les équipe changent d'abord chaque quinzaine, puis seulement toutes les quatre semaines. La journée de travail dure 12 heures et les femmes tiennent une place de plus en plus importante dans la main-d’œuvre tous comme les immigrés. Cette transformation va permettre à Renault de reprendre et de renforcer sa marche vers la taylorisation et le travail en série qu'il admire tant. Même si cela n'aboutit pas pour autant à un taylorisme intégral Renault avance vers une américanisation progressive et irréversible du travail ouvrier.
Dès Novembre 1918, on dénote la présence d'un véritable travail à la chaîne d'usinage, ou les temps de chaque opération sont chronométrés et coordonnés. Cette chaîne est toutefois limitée car le système de convoyeurs rigides n'était adapté qu'avec de petites pièces et ne pouvait se généraliser à l'ensemble du processus de fabrication.
Pour faire face aux besoins croissants, les usines Renault vont s'étendre considérablement. Cette mutation des aspects fonciers se caractérise également par la fabrication de matériaux de première nécessité (briquets, creusets, meules, fonderie) dont certains se révéleront être des échecs cuisants comme les aciéries.
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